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Une scène coupée au café des PTT

Quand Bertrand Morane n’est pas en train de contempler les femmes ou d’admirer leur image, il aime écouter leurs voix au téléphone. Le rôle central qu’occupe cet outil de communication dans L’Homme qui aimait les femmes n’est pas seulement narratif, mais aussi esthétique. Erotisme de voix sans visage. Truffaut avait d’ailleurs pris soin de préciser que le combiné téléphonique de l’appartement de Morane « devrait être particulier, soit par la forme, soit par la couleur ». Il sera noir, élégant et, à l’image de son propriétaire, sensiblement d’un autre temps.

Au fil des conversations téléphoniques échangées avec la mystérieuse « Aurore de 7 h », la douce voix anonyme du service de réveil (celle de Nathalie Baye qui ne joue donc pas seulement la jolie Biterroise), Morane semble obsédé par l’envie de mettre un visage sur cette voix, de raccorder l’image avec le son. Prévue dans le scénario original, cette rencontre tant espérée devait avoir lieu au Bar des PTT (l’actuel Café de la Mer), place du-Marché-au-Fleurs, à deux pas de la Préfecture et du bureau de Poste & de télécommunication du centre-ville. Finalement coupée au montage, cette scène devait montrer Morane désappointé par la présence de nombreuses postières en uniforme au moment de leur pause-déjeuner, épiant depuis une cabine téléphonique l’arrivée d’Aurore… qui ne vint jamais.

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Pourtant, dans le film, la découverte furtive de cette femme-mystérieuse dans l’un des rares plans d’ensemble de Montpellier finalement tourné avenue d’Assas est une vision pour le moins désenchantée. « Elle me jeta un regard en arrière avant de disparaitre mais je savais maintenant que notre histoire était finie puisqu’il y avait des visages derrière nos voix ». En guise d’adieu, le mot « Adieu paresseux » griffonné en vitesse sur un petit bout de papier, scelle la fin du fantasme ! « Notre aventure ne pouvait être que téléphonique et imaginative » paraît regretter Morane, mélancolique, tout en redémarrant aussitôt le moteur de sa voiture !

Cette suite d’échanges téléphoniques avec la douce Aurore nous apprends que « le chasseur » peut être chassé à son tour, devenir lui-même pour une femme, un pur objet de fantasme. En effet, la description minutieuse qu’en propose « Aurore de 3 h 36 » opère un renversement décisif dans la fiction : « Vous êtes de taille moyenne, mince, très brun, le visage creusé, l’air ténébreux, vous bougez la tête comme un oiseau de nuit ? Quand vous marchez dans la rue vous avez l’air préoccupé. » Dès cet instant, Morane devient l’objet des regards (et des désirs ?) de presque toutes les femmes croisées dans la fiction !

Bien avant la mise en équation savante de relations amoureuses virtuelles offertes par les progrès technologiques, internet et les réseaux sociaux, cette aventure téléphonique apparaît comme le prolongement logique et contemporain des échanges épistolaires d’autrefois. Nostalgique, François Truffaut s’émeut-il de cette évolution ? Non, si à l’autre bout du fil, une voix de femme réponds encore à nos désirs.
A la fin du film, c’est pourtant sur un répondeur automatique et le message de Valérie Bontemps « absente de Montpellier » que Morane tombe…fatalement.